Inciter les participants aux enquêtes à mode mixte à répondre sur le Web : les promesses et les défis
Section 3. Surmonter les obstacles à l’acceptation des plans de collecte de données à modes mixtes

3.1 Les obstacles historiques aux modes mixtes

L’utilisation de plus d’un mode d’enquête, comme moyen de prendre contact et (ou) de poser les questions, était rare à la fin du XXe siècle. Faire accepter les plans de collecte de données à modes mixtes à quelque fin que ce soit a été un lent processus. Avant les années 1990, l’obstacle le plus important était simplement le manque d’avantages perçus. Les taux de réponse aux enquêtes sur place, par téléphone et par la poste étaient considérés suffisamment élevés pour juger l’utilisation d’un deuxième ou d’un troisième mode de collecte comme étant inutile. Une exception importante était le cas des enquêtes où l’on appliquait une méthode moins coûteuse au début du processus de collecte des données, mais où des méthodes d’interview sur place étaient nécessaires pour obtenir des taux de réponse supérieurs à 90 %. Les recensements décennaux des États-Unis au cours de la période de 1970 à 1990, qui comprenaient un questionnaire envoyé par la poste suivi d’une interview sur place et, dans certains cas, d’appels téléphoniques en est un exemple.

Un autre obstacle au mélange des modes d’enquête tenait au fait que la technologie de collecte des données de l’époque rendait difficile la mise en œuvre simultanée de plusieurs modes dans une seule enquête. L’absence d’ordinateurs en réseau et de logiciels signifiait que, pour utiliser un deuxième mode de collecte des données, il fallait achever la collecte des données selon un mode avant de transférer le travail à une unité de collecte de données distincte chargée de mettre en œuvre un deuxième mode (Dillman, Smyth et Christian 2009, chapitre 8). Une revue antérieure de l’utilisation du téléphone dans les enquêtes à modes mixtes à la fin des années 1980 a montré que peu de ces enquêtes avaient été réalisées, à part l’envoi d’une lettre d’introduction avant une interview par téléphone ou sur place prévue (Dillman et Tarnai 1988).

Au cours des années 1990, il est devenu évident qu’il fallait élaborer de nouvelles méthodes d’enquête. Les taux de réponse, surtout aux interviews sur place et par téléphone, avaient commencé à baisser (Brick et Williams 2013). Les problèmes de couverture se multipliaient également, à mesure que les immeubles à logements multiples verrouillés et les ensembles résidentiels protégés empêchaient d’atteindre de nombreux ménages en personne. En outre s’est amorcé le long déclin inexorable de la couverture des ménages par les lignes téléphoniques fixes, si bien qu’aujourd’hui environ la moitié des ménages américains ne possèdent plus ce genre de connexion.

L’intérêt accordé à l’usage coordonné de plusieurs modes de collecte des données en vue d’améliorer les taux de réponse a attiré l’attention sur des problèmes d’interview dont on n’avait pas tenu compte antérieurement en raison des obstacles pratiques au mélange des modes de collecte. Par exemple, les répondants interviewés donnaient souvent des réponses socialement souhaitables de sorte que les estimations des comportements désirables, par exemple « avoir voté aux dernières élections », étaient supérieures à la réalité. En outre, les estimations des comportements indésirables, par exemple fumer de la marijuana ou avoir des relations sexuelles en dehors du mariage, étaient plus faibles (de Leeuw 1992). Des différences ont également été constatées entre les réponses aux questions d’enquête par la poste, d’une part, et aux enquêtes par téléphone et sur place, d’autre part, où les répondants donnaient davantage de réponses positives extrêmes aux questions d’opinion (de Leeuw 1992; Tarnai et Dillman 1992). Des travaux de recherche avaient également donné à penser que les répondants étaient plus susceptibles de choisir les premières catégories de réponse dans les enquêtes par la poste (effet de primauté), et les dernières catégories dans les enquêtes téléphoniques (effet de récence) (Krosnick et Alwin 1987). Par conséquent, les commanditaires d’enquête ont eu de plus en plus de difficulté à soutenir que les interviews par téléphone, voire même sur place, étaient des modes d’enquête supérieurs.

Les enquêtes à modes mixtes ont été proposées comme une solution possible, quoiqu’imparfaite, aux problèmes des modes d’enquête individuels. Cinq types d’enquêtes à modes mixtes ont été définis, allant de la collecte des mêmes données auprès de différents membres d’un échantillon à l’utilisation d’un mode uniquement pour inviter à répondre par un autre mode (Dillman 2000, page 219). Le principal avantage de la combinaison de divers modes semblait tenir aux améliorations des taux de couverture et de réponse que l’on pouvait obtenir. La principale difficulté reconnue était l’existence éventuelle de différences de mesure dues à l’utilisation de différents modes de réponse.

Un article crucial publié par de Leeuw (2005) a déclenché une évolution importante des idées au sujet des enquêtes à modes mixtes. L’auteure y énonçait une gamme de combinaisons possibles acceptées des modes d’enquête et donnait des preuves d’un recours croissant aux enquêtes à modes mixtes. Elle soulignait également le passage d’un débat sur le meilleur mode d’enquête pour une étude particulière à un débat sur la façon d’utiliser divers modes ensemble et de produire de meilleurs résultats.

Une évolution contextuelle avait également lieu, alors que les sociétés modernes partout dans le monde commençaient à passer d’activités requérant l’intervention de personnes (par exemple obtenir de l’argent auprès des caissiers dans les banques, s’adresser à un agent pour faire des réservations de voyage et acheter des biens dans les magasins et sur catalogue) à des activités autogérées (Dillman 2000). Mais les chercheurs n’avaient pas encore répondu à la question de savoir si les interviews par téléphone pourraient persister face à ces tendances d’autogestion.

3.2 Les obstacles institutionnels à l’usage conjoint de divers modes d’enquête

Combiner divers modes d’enquête et, en particulier, abandonner les moyens privilégiés de poser les questions différemment selon le mode d’enquête faisait l’objet de grandes hésitations, voire même d’une opposition pure et simple (Dillman 2000). Les nouveaux moyens de recueillir des données d’enquête qui ont vu le jour au cours du dernier tiers du XXe siècle ont eu pour conséquence, entre autres, une assez grande spécialisation du personnel de collecte des données. Certaines organisations réalisaient des enquêtes selon un mode seulement. Il était fréquent pour certains employés préposés à la collecte des données et leurs organisations de n’effectuer que des enquêtes téléphoniques, et dans une moindre mesure, des enquêtes par la poste. Quelques grandes entreprises étaient dotées d’unités d’échantillonnage et de collecte des données sur place. Il existait une tendance à vouloir réaliser des enquêtes selon le mode qu’un groupe connaissait le mieux. Cette tendance a été exacerbée à la fin des années 1990 quand les organisations spécialisées dans les enquêtes par Internet uniquement ont commencé à voir le jour.

En outre, différents styles de libellé des questions en fonction du mode d’enquête utilisé sont apparus. Les intervieweurs avaient tendance à garder en suspens la catégorie « ne sait pas », ne l’offrant que si le répondant opposait une objection. Les concepteurs des questionnaires sur papier et par Internet utilisaient souvent des présentations de question de type « cocher toutes les réponses pertinentes » pour faciliter la réponse, mais la lourdeur de cette présentation au téléphone a mené à l’utilisation de présentations à choix forcé uniquement consistant à obtenir une réponse après que chaque item individuel était présenté. Le problème qui se posait aux concepteurs d’enquête était de savoir s’il fallait optimiser la présentation des questions en fonction du mode ou essayer de maintenir le même stimulus pour tous les modes (Dillman et Christian 2005).

L’un des facteurs étayant la tendance à s’en tenir à ce que les enquêteurs connaissaient le mieux était le constat que les enquêtes à mode unique représentaient la meilleure option dans de nombreuses situations, et ce pour chacun des modes. Les interviews sur place constituaient le seul moyen d’obtenir une couverture adéquate pour certaines enquêtes nationales, comme la Current Population Survey, qui produit des estimations du taux d’emploi. Les enquêtes téléphoniques par CA étaient le meilleur moyen de réaliser des sondages électoraux et d’autres enquêtes transversales auprès des ménages. L’envoi par la poste était le moyen le plus adéquat de procéder à des enquêtes régionales et locales pour lesquelles on ne disposait que d’adresses résidentielles. Les enquêtes à réponse vocale interactive étaient les plus pratiques pour de nombreuses enquêtes sur la satisfaction des clients quand des gens communiquaient avec des centres d’appel pour obtenir un service particulier. Et les enquêtes par Internet sont devenues la méthodologie de choix pour les enquêtes auprès de la clientèle et d’autres situations pour lesquelles des adresses de courriel avaient été recueillies précédemment.

Cette situation a marqué le début de l’intérêt pour la « conception sur mesure », c’est-à-dire la reconnaissance que certains modes de collecte des données conviennent mieux que d’autres pour des enquêtes sur des populations, des sujets et des situations de collecte particuliers. Cette tendance de la conception des enquêtes est aujourd’hui plus prononcée qu’elle ne l’était au tournant du siècle. Il est manifeste que choisir le seul mode de collecte des données jugé le meilleur pour une enquête particulière est une approche de plus en plus inadéquate, en raison des effets négatifs sur la couverture, les taux de réponse et l’erreur due à la non-réponse.

À la fin du XXe siècle, l’incertitude était grande quant à la direction que prendraient les méthodes de collecte des données. Les chances de pouvoir continuer à s’appuyer uniquement sur les enquêtes sur place ou par téléphone étaient ténues. Les problèmes de couverture et les coûts augmentaient considérablement, et il semblait peu probable que les taux de réponse s’amélioreraient dans le cas des enquêtes vocales par téléphone. L’intérêt pour le remplacement de ces méthodes d’interview par Internet était grand, mais au tournant du siècle, la moitié seulement des ménages américains étaient dotés d’ordinateurs, et un nombre encore plus faible avaient accès à Internet (Dillman 2000).


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