25 octobre 2018

Bien qu’elle n’ait jamais été officiellement employée au Bureau fédéral de la statistique, Agatha Chapman est certainement considérée comme faisant partie des nôtres. Après tout, elle est largement reconnue comme une pionnière dans l’art de mesurer le pouls économique du pays grâce à la science émergente de la comptabilité nationale.

Mais, peu de temps après avoir contribué à l’établissement des premiers comptes nationaux définitifs du Canada en 1945, sa vie a été bouleversée à jamais lorsqu’elle se retrouve prise au piège du plus grand scandale d’espionnage de l’histoire canadienne... l’affaire Gouzenko. Son histoire constitue l’un des chapitres les plus tristes des cent ans d’existence de Statistique Canada.

Qui est Agatha Chapman?

Dans les années 1930 et pendant les années de guerre, les femmes ont représenté la majorité des employés du Bureau fédéral de la statistique. Agatha Chapman, en affectation de la Banque du Canada, a été l’une des premières à travailler sur les aspects théorique, méthodologique et analytique. Non seulement elle travaillait avec des hommes, mais elle les dirigeait! On lui a demandé de faire quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant : maîtriser une multitude de données industrielles, agricoles et économiques sur le Canada et arriver à les faire concorder. Elle a relevé le défi et est parvenue au résultat attendu, ne récoltant que des louanges. Son travail a également attiré l’attention du futur lauréat du prix Nobel d’économie, Richard Stone, le père des comptes nationaux.

Née en Angleterre en 1907, Agatha Chapman, ou « Aggie », comme la surnomment sa famille et ses amis, a immigré au Canada avec sa famille dès son plus jeune âge. Elle est l’arrière petite fille de sir Charles Tupper, un des Pères de la Confédération et ancien premier ministre.

Agatha a été l’une des premières femmes au Canada à obtenir une maîtrise en économie de l’Université de Toronto où elle a reçu la prestigieuse bourse Maurice Cody. Elle a également occupé les fonctions de présidente de la University College Women’s Literary Society.

Elle a commencé à travailler comme économiste chez Sun Life Assurance à Montréal, puis à la Banque du Canada, nouvellement créée, où elle a participé au défi continuel consistant à mesurer l’ensemble de l’économie au moyen d’un système de comptes nationaux.

La Grande Crise et les premières incursions dans la comptabilité nationale au Bureau fédéral de la statistique

La Grande Crise est l’un des épisodes les plus marquants du 20e siècle. Les politiciens, les économistes et les citoyens du monde entier s’efforçaient de comprendre comment et pourquoi l’économie mondiale s’était effondrée et, surtout, comment la relancer. John Maynard Keynes, peut être l’économiste le plus influent de la première moitié du 20e siècle, estimait que les gouvernements devraient adopter des mesures de stimulation économique ciblées. Mais, avant que les gouvernements puissent intervenir efficacement, il était indispensable de comprendre comment toutes les composantes apparemment disparates de l’économie sont étroitement interconnectées.

Le Bureau fédéral de la statistique des années 1930 avait bien réalisé un excellent travail en agrégeant la production industrielle et la production agricole; toutefois, les tentatives d’intégrer ces données dans un ensemble cohérent étaient alors décrites comme aboutissant à un fatras à la fois vide de sens et trompeur.

Venues de l’extérieur, de nouvelles personnes dynamisent le Bureau avec des idées novatrices

Après plusieurs tentatives supplémentaires infructueuses pour rassembler un ensemble cohérent et crédible de comptes nationaux au début de la guerre, le Bureau national de la statistique intègre Agatha Chapman, détachée de la Banque du Canada, et un universitaire nommé Claude Isbister, respectivement en 1944 et en 1945, afin de mettre sur pied le modèle de l’économie nationale dont on avait urgemment besoin. Avec leur arrivée et le soutien total du nouveau statisticien en chef Herbert Marshall, le Bureau disposait enfin des connaissances spécialisées et de la compréhension de la macroéconomie keynésienne pour mener à bien ce travail.

Publication des premiers comptes nationaux, largement applaudis

Les premiers comptes nationaux ont été présentés au gouvernement fédéral en novembre 1945 et au grand public en avril 1946. Les résultats montraient que le produit national brut canadien avait plus que doublé pour passer de 5,1 milliards de dollars en 1938 à 11,7 milliards de dollars en 1944. Le gouvernement disposait désormais des données nécessaires pour jeter les bases de l’État providence moderne et propulser la nation dans la prospérité et la stabilité économiques de l’après guerre.

Les inégalités en matière de croissance entre les différentes régions du pays constituaient l’une des principales conclusions de ces premiers comptes nationaux. Le revenu individuel en Ontario avait, par exemple, doublé pour passer de 1 milliard de dollars en 1938 à 2 milliards de dollars en 1944. Or, pendant la même période, il n’avait augmenté, en Saskatchewan, que beaucoup plus lentement, passant de 98 millions de dollars à 149 millions de dollars. Fort de ces données, le gouvernement fédéral était en mesure de mettre en place un système de paiements de péréquation entre les provinces afin de s’assurer qu’aucune région ne soit laissée à la traîne d’un point de vue économique.

Mais, et c’est là sans doute le plus important, les chiffres obtenus inspiraient confiance. Le Ottawa Evening Citizen décrivait les comptes nationaux comme un « baromètre fiable et digne de confiance, reflétant les tendances et les orientations de la vie au Canada ».
On peut attribuer, dans une large mesure, la réussite de la production de ces premiers comptes nationaux à Agatha Chapman. L’agent administratif principal du Bureau fédéral de la statistique a parlé d’elle en termes plus qu’élogieux : « Même en cherchant bien, il serait impossible de trouver, au sein du Bureau, ailleurs dans la fonction publique, dans le monde universitaire ou dans le secteur privé, quelqu’un dont les qualifications s’approcheraient des siennes. »

Parmi les premières victimes de la guerre froide

La curiosité intellectuelle d’Agatha Chapman s’étendait bien au delà de son travail. Elle accueillait souvent, le soir, des groupes d’étude dans son appartement à Ottawa, dans le cadre desquels l’on faisait des lectures d’ouvrage et l’on discutait de divers sujets allant de Keynes et l’économie au fascisme et au communisme. Malheureusement pour Agatha, plusieurs membres de son groupe d’étude ont été accusés, début 1946, d’avoir transmis des secrets d’État à l’ancien allié du Canada au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique. Agatha elle même a été ciblée par les enquêtes, bien qu’elle n’ait jamais été officiellement accusée d’être une espionne « chef de cellule ». À la suite de ces accusations sensationnelles, Agatha Chapman a été mise à pied, avec salaire, jusqu’à nouvel ordre.

Après plusieurs mois de flou juridique, elle a demandé à comparaître en Cour afin de laver sa réputation. La justice a fait suite à sa requête et, après seulement cinq heures de délibération, le juge a déclaré : « Il n’y a pas lieu à procès et, pour autant que le présent jugement est concerné, l’accusation est rejetée. »

Tout au long de cette épreuve, Agatha Chapman a été soutenue par des amis et des collègues du Bureau fédéral de la statistique. Des collègues ont assisté à son procès et ont été sur place, prêts à féliciter le plus rapidement possible une « Aggie » souriante à sa sortie du tribunal.

Cependant, peu après le procès, Agatha Chapman s’est retrouvée à la recherche de nouvelles possibilités d’emploi. Son ancien patron du Bureau, Claude Isbister, a écrit au professeur Richard Stone du département d’économie appliquée de l’Université de Cambridge : « Elle recherche actuellement un nouvel emploi et, si vous avez connaissance d’un poste dans lequel elle pourrait exploiter ses talents extraordinaires, je suis certain qu’elle serait heureuse que vous lui en parliez. »

Richard Stone a rapidement offert à Agatha un poste de chercheuse dans le cadre duquel elle a rédigé, au cours d’un séjour de trois ans à Cambridge, une étude intitulée « Wages and Salaries in the United Kingdom, 1920 1938 ». De retour au Canada au début des années 1950, elle a créé, avec un ancien collègue de la Banque du Canada, un cabinet de conseil et de recherche spécialisé dans les questions syndicales et les questions d’emploi. Agatha Chapman est décédée en 1963.

Son héritage est toujours d’actualité chez Statistique Canada

Pendant l’épreuve qu’elle a subie, Agatha Chapman a déclaré au Ottawa Evening Citizen : « Le travail que j’ai accompli au sein du gouvernement l’a été sur la base de la conviction qu’il s’agissait pour moi du meilleur moyen d’apporter ma contribution à mon pays. »

Statistique Canada reconnaît aujourd’hui cette contribution en attribuant chaque année à un ou à une employé(e) ou à une équipe d’exception le Prix de l’innovation Agatha Chapman.

Source :
McDowall, Duncan, 2008, La somme des satisfactions – Le Canada à l’ère des comptes nationaux, McGill Queens University Press.

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