2 Contexte théorique

Roos Haer et Nadine Meidert

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Les interruptions ou ce qu'on appelle aussi les abandons représentent l'une des menaces les plus importantes en ce qui concerne l'inférence basé sur les données de sondage en ligne. Il s'agit de répondants qui abandonnent avant de répondre complètement au sondage (Bosjnak et Tuten, 2001). Les interruptions, en tant qu'éléments du taux de non-réponse, peuvent nuire à la qualité des statistiques fondées sur le sondage; plus le taux d'interruption est élevé, plus le risque d'une erreur due à la non-réponse est grand. Donc, les spécialistes de la recherche par sondage ont consacré beaucoup d'effort à la réduction de ce taux (Groves , Fowler, Couper, Lepkowski, Singer et Tourangeau, 2004). Dans la littérature sur la méthodologie des sondages en ligne, la plus grande partie de la recherche sur la façon d'améliorer la qualité des données en réduisant ce taux est axée sur le suivi des cas de non-réponse, sur les primes d'incitation ainsi que sur la longueur, le libellé et la présentation du questionnaire (Deutskens, De Ruyter, Wetzels et Oosterveld, 2004, p. 22). La plupart de ces caractéristiques visant à améliorer la réponse se concentrent sur les modifications apportées au contenu et à sa présentation. Autant que nous sachions, peu d'attention a été accordée jusqu'à présent aux lignes directrices concernant la disposition et le libellé de l'écran d'accueil. Par exemple, la recommandation de Dillman (2007, p. 377) sur la façon de construire un écran d'accueil efficace souligne seulement que cette page particulière doit être motivante, en insistant sur la facilité de réponse, et qu'elle doit indiquer aux répondants comment aller à la page suivante. Des instructions détaillées et pratiques quant à la façon de concevoir un écran d'accueil efficace font défaut. Cela est étonnant, étant donné que la plupart des répondants abandonnent après le premier écran (c.-à-d. ce que l'on appelle la non-réponse totale) (Couper, 2008; Bosjnak et Tuten, 2001). En outre, cet écran de démarrage particulier donne aux répondants une première impression du sondage. Il suscite des émotions à l'égard du questionnaire qui pourraient pousser le répondant non seulement à commencer à répondre au sondage en ligne, mais aussi à fournir les réponses plus rapidement, à passer sur les imperfections de la conception du sondage et peut-être même à répondre plus honnêtement (Dillman , Gertseva et Mahon-Haft, 2005). En outre, il s'agit aussi d'une question d'esthétique, car les traits visuels déterminent les sentiments et la réaction émotionnelle d'un individu. Dans les sondages en ligne, l'écran d'accueil est le premier contact visuel du répondant et la disposition a donc une incidence sur les sentiments du répondant à l'égard du sondage dans son ensemble. On peut même supposer qu'une conception de sondage attrayante peut distraire de la mauvaise qualité du questionnaire proprement dit (Mahon-Haft et Dillman, 2010).

Pour combler cette lacune dans la recherche empirique, nous testons trois facteurs intégrés dans l'écran d'accueil susceptibles d'avoir un effet sur les taux d'interruption de la participation à un sondage en ligne. Ces facteurs sont l'utilisation d'une couleur de fond, le nombre de mots utilisés pour expliquer les droits à la protection de la vie privée et la sécurité des données aux répondants prospectifs, et la durée annoncée du sondage en ligne. Ces trois éléments de l'écran d'accueil sont choisis parce qu'ils sont non seulement des éléments essentiels des écrans d'accueil, mais aussi parce qu'ils influent sur la première impression que les répondants pourraient avoir du sondage.

2.1  Couleur de fond

Contrairement aux sondages avec questionnaire papier, l'utilisation d'Internet ouvre toute une gamme de possibilités visuelles. Ce potentiel visuel est important, car les répondants font attention à de nombreuses caractéristiques des questions du sondage et non pas seulement au libellé qui communique la question ou à la signification littérale de ces mots (Tourangeau, Couper et Conrad, 2007). Ces caractéristiques non verbales comprennent le langage numérique, symbolique et graphique (Redline et Dillman, 2002; Dillman, 2007). Comme les nombres ou les symboles ne sont pour ainsi dire jamais utilisés dans la conception d'écrans d'accueil efficaces, les éléments graphiques non verbaux (c.-à-d. luminosité, taille, forme, disposition spatiale, contraste, fond/forme, et même couleur) pourraient jouer un rôle important dans l'accroissement des taux de réponse.

Grâce à la flexibilité d'Internet, il est, par exemple, simple pour le concepteur du sondage de créer des combinaisons de texte et de fond dans une variété de couleurs différentes (Hall et Hanna, 2004). Par conséquent, on observe dans les sondages en ligne des myriades de combinaisons de couleurs. Le choix d'une couleur particulière est relié au contraste visuel entre l'information verbale présentée et le fond coloré. Ce contraste est déterminé partiellement par les longueurs d'onde des couleurs. Ainsi, les couleurs saturées possèdent des longueurs d'onde différentes qui doivent être focalisées à différentes profondeurs derrière la lentille de l'œil, ce qui entraîne une fatigue visuelle (Couper, 2008, p. 164). En outre, les travaux de recherche ont montré que les répondants ont tendance à trouver les couleurs ayant une courte longueur d'onde (les bleus et les verts) plus plaisantes que celles ayant une grande longueur d'onde (les rouges et les jaunes) (Hall et Hanna, 2004). Par exemple, Pope et Baker (2005) ont fait varier la couleur de fond d'un sondage auprès d'étudiants collégiaux en utilisant un fond bleu ou rose pour un sondage sur les problèmes liés à l'alcool. La réponse au sondage avec le fond bleu était plus rapide (mais les différences n'étaient pas statistiquement significatives).

Outre la longueur d'onde, les couleurs peuvent influencer la communication d'autres façons. La couleur possède une signification, qui peut tenir à des conventions culturelles, à des associations apprises ou aux actions associées à la couleur dans l'instrument proprement dit (Couper, 2008, p. 168). En d'autres termes, la couleur peut affecter émotionnellement les répondants. Ainsi, la couleur rouge est souvent associée au danger ou à la chaleur, surtout lorsqu'elle est alliée au bleu pour le froid (voir, par exemple, Gorn, Chattopadhyay, Yi et Dahl, 1997). Quelques études se sont concentrées sur les émotions des utilisateurs lorsqu'ils répondent à des sondages en ligne colorés. Par exemple, Weller et Livingston (1988) ont constaté que la couleur du questionnaire avait effectivement un effet sur les réponses reçues. Spécifiquement, le rose produisait une réponse moins émotionnelle que le bleu.

Certaines études ont porté sur l'influence de la couleur sur les taux de réponse. Par exemple, Etter, Cucherat et Perneger (2002) ont conclu dans leur méta-analyse de dix études expérimentales que l'impression des questionnaires sur du papier coloré n'influençait pas considérablement la vitesse de réponse ni la proportion d'items manquants. Fait plus important encore, lorsque toutes les couleurs (bleu, vert ou jaune) ont été regroupées, aucune étude incluse dans la méta-analyse ne révélait un effet statistiquement significatif du papier de couleur (par opposition au papier blanc) sur le taux de réponse. La seule couleur qui avait un effet mineur (comparativement au blanc) était le rose. Les études qui ont été réalisées afin d'examiner l'influence de la couleur des questionnaires en ligne autoadministrés sur les taux de réponse montrent aussi que la couleur de fond peut avoir un certain effet, mais que celui-ci n'est pas systématiquement présent et n'est pas toujours très important (Couper, 2008). Par exemple, Dillman, Conradt et Bowker (1998) et Hall et Hanna (2004) montrent dans leurs études que l'utilisation de lettres noires sur un fond blanc est la conception la plus efficace en ce qui concerne les taux de réponse. Une méta-analyse récente effectuée par Edwards, Roberts, Clarke, Diguiseppi, Wentz, Kwan, Cooper, Felix et Pratap (2009) pour les sondages par la poste a également confirmé ce point. Ils ont constaté que les chances de réponse augmentaient d'un tiers en utilisant un fond blanc. En étendant cet argument à l'utilisation de couleurs dans les écrans d'accueil, nous nous attendons à ce que le groupe de répondants recevant un écran d'accueil dont les couleurs ont une grande longueur d'onde et qui intensifient les réactions émotionnelles négatives ait un taux d'interruption plus élevé que le groupe recevant un écran d'accueil simple ne comportant pas de nombreuses couleurs.

2.2 Droits à la protection de la vie privée

L'une des raisons possibles pour lesquelles les sondages en ligne donnent lieu à de faibles taux de réponse comparativement aux autres modes d'étude par sondage pourrait être les préoccupations concernant la confidentialité liée au courrier électronique et à Internet en général (Couper, 2000). Alors que les questionnaires de sondage en ligne autoadministrés offrent la capacité de recueillir des renseignements de nature délicate entachés d'un plus faible biais de désirabilité, les préoccupations au sujet de la sécurité d'Internet peuvent annuler cet avantage, et éventuellement produire des taux plus élevés de non-réponse (ou des réponses moins honnêtes).

Il n'est donc par étonnant que, selon les règlements de leur pays, la plupart des chercheurs faisant appel au sondage en ligne renseignent les répondants prospectifs sur l'usage qui sera fait des renseignements qu'ils fourniront. En outre, ils insistent sur l'aspect volontaire de la participation au sondage et donnent souvent l'assurance que les noms des répondants ne seront jamais appariés d'aucune façon aux résultats de l'étude. Ces droits des répondants à la protection de la vie privée sont non seulement mentionnés dans le courriel d'invitation, mais aussi dans l'écran d'accueil. Ce dernier joue aussi un rôle important pour ce qui est de rassurer les répondants et de les motiver à commencer à répondre au sondage en ligne.

Quelques études ont eu pour objet d'examiner quels sont les effets des promesses concernant la protection de la vie privée et de la confidentialité sur les taux de réponse. Les premières études avaient trait, pour la plupart, au recensement décennal des ménages aux États-Unis et étaient fondées sur l'hypothèse que la promesse de protection de la vie privée était une « bonne » chose, c'est-à-dire qu'elle augmentait les taux de réponse en faisant disparaître les préoccupations des répondants (Singer, Hippler et Schwarz, 1992, p. 258; Singer, Von Thurn, Miller 1995, p. 66-67). Cependant, ces premières études ont prouvé le contraire; ces promesses réduisent la volonté de participer au sondage (Fay, Bates et Moore, 1991; Singer, Mathiowetz et Couper, 1993; Singer, Van Hoewyk et Neugebauer, 2003; Hillygus, Nie, Prewitt et Pals 2006). Par exemple, Singer et coll. (1992) ont montré que la mention des droits à la protection de la vie privée avait un effet négatif sur la réponse, qu'il soit mesuré par la non-réponse partielle, par la non-réponse totale, par le taux de réponse ou par la qualité de la réponse. Ces études ont révélé des conséquences inattendues. Les promesses de protection de la confidentialité et de la vie privée pourraient en fait intensifier les préoccupations des participants au sujet du contenu du sondage. Ces promesses semblent modifier la perception qu'ont les répondants de la menace liée au sondage : elles suggèrent que le questionnaire pourrait contenir des questions désagréables, difficiles ou même embarrassantes. Autrement dit, ces promesses ont un effet d'amorçage de la réponse, c'est-à-dire qu'elles activent le concept de droit à la protection de la confidentialité et de la vie privée dans la mémoire du répondant, qui accorde alors plus de poids à ce concept dans la décision subséquente de participer ou non. En étendant cette constatation à la question de la mention des droits à la protection de la vie privée dans l'écran d'accueil, nous nous attendons à ce que plus les chercheurs utilisent de mots pour expliquer ces droits, plus les répondants prospectifs seront susceptibles de prendre conscience de problèmes possibles au sujet de ces droits et moins ils seront susceptibles de vouloir participer au sondage en ligne. Cependant, nous n'avons aucune attente précise en ce qui concerne l'effet sur les taux d'interruption durant le sondage en ligne.

2.3 Durée annoncée

La décision de répondre à un sondage en ligne et d'aller jusqu'au bout est influencée en grande partie par l'effort demandé au répondant (Vicente et Reis, 2010). Cet effort est déterminé partiellement par la longueur perçue du sondage (Bradburn, 1978). Le bon sens nous dit que les longs sondages augmentent le coût de participation perçu et accroissent la probabilité que les gens interrompent prématurément leur participation.

Plusieurs études qui avaient pour objet d'examiner l'effet de la longueur du questionnaire sur les taux de réponse aux sondages en ligne ont donné des résultats contradictoires. Ainsi, la méta-analyse réalisée par Cook, Heath et Thomson (2000) n'a indiqué aucune corrélation significative entre la longueur du questionnaire et les taux de réponse aux sondages en ligne. Par contre, des études subséquentes ont indiqué que la longueur du questionnaire affectait les taux de réponse (Vicente et Reis, 2010, p. 256). Par exemple, Deutskens et coll. (2004) et Ganassali (2008) ont affirmé que le taux d'interruption était plus élevé pour la version longue de leur sondage en ligne que pour la version courte. En outre, Marcus, Bosnjak, Linder, Pilishenko et Schütz (2007) ont testé la relation entre la longueur du sondage en ligne et les taux de réponse dans le cadre d'une expérience sur le terrain. Ils ont constaté un effet significatif : 30,8 % de personnes répondaient au sondage court, mais seulement 18,6 % à la version plus longue. Cet effet important était significatif pour plusieurs autres modèles dans lesquels étaient inclus des contrôles pour diverses explications, comme l'importance du sujet du sondage ou l'utilisation de primes d'incitation.

Une question connexe est l'annonce a priori de la longueur du questionnaire. La relation entre cette annonce et le taux de réponse dépend toutefois davantage de la longueur perçue que de la longueur réelle du sondage. La durée annoncée est aussi un indicateur du fardeau perçu de réponse et elle influence la décision de participer et de continuer à participer. Les auteurs de quelques études ont expérimenté avec cette annonce. Par exemple, Crawford et coll. (2001) ont réalisé une expérience afin de déterminer si l'annonce préalable de la longueur du questionnaire aurait une incidence sur le pourcentage de personnes qui commencent à répondre au sondage et si le taux d'interruption serait plus élevé quand le sondage dépassait la durée promise. Comme ils l'avaient supposé, ils ont constaté que les répondants qui avaient été informés que la réponse au sondage ne prendrait que 8 à 10 minutes présentaient un taux de non-réponse global plus faible que ceux à qui l'on avait dit que cela prendrait 20 minutes. Toutefois, le taux d'interruption après avoir commencé à répondre au sondage était plus faible pour le groupe des 20 minutes. Ces résultats ont été confirmés par ceux d'autres études, comme celles de Hogg et Mill (2003), de Baker et Prewitt (2003) et de Galesic (2006).

La littérature traitant de l'effet de la durée annoncée sur les taux de réponse s'apparente étroitement à la discussion sur les avantages et les inconvénients de l'utilisation d'un indicateur de progression (voir, par exemple, Galesic et Bosnjak, 2009; Heerwegh, 2004). Par exemple, Yan, Conrad, Tourangeau et Couper (2010) ont constaté que l'effet des indicateurs de progression dépend des attentes des répondants et de la mesure dans laquelle elles se concrétisent; la présence d'un indicateur de progression donnait lieu à moins d'interruptions lorsque les répondants s'attendaient à une tâche courte sur la base de l'invitation et quand le questionnaire était effectivement plus court que la longueur de la tâche à laquelle ils s'attendaient.

À l'instar de Crawford et coll. (2001), et contrairement aux deux autres facteurs de conception possibles, nous nous attendons à ce que l'annonce de la durée du sondage dans l'écran d'accueil influence non seulement la non-réponse initiale, mais aussi le taux d'interruption plus loin dans le sondage. Plus précisément, nous nous attendons à ce qu'un moins grand nombre de personnes commencent à répondre à un sondage en ligne quand la durée annoncée dans l'écran d'accueil est plus longue. En outre, ces répondants sont moins susceptibles d'abandonner le sondage une fois qu'ils ont commencé à répondre, puisque la durée réelle du sondage ne dépassera pour ainsi dire pas la durée perçue.

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