Hé-coutez bien! Épisode 4 - Les gagnants et les perdants de l'économie à la demande

Date de diffusion : le 7 janvier 2022

Nº de catalogue : 45-20-0003
ISSN: 2816-2269

Hé-coutez bien balados

Le quatrième épisode d'Hé-coutez bien! porte sur le marché florissant des petits boulots et de leur place dans un contexte d'emploi changeant de flexibilité et d'instabilité. Quels sont les avantages et les inconvénients socioéconomiques d'être un travailleur à la demande et quelle incidence la COVID-19 a-t-elle sur eux? De plus en plus de gens travaillent de la maison et la structure d'une journée de travail change en raison de la pandémie, alors comment ces changements seront-ils traduits dans l'économie canadienne à l'avenir? Paul Glavin, professeur agrégé de sociologie à l'Université McMaster, parle de l'incidence et de l'essor des travailleurs à la demande au pays ainsi que des libertés et des limites qui se présentent à eux.

Animatrice

Alexandra Bassa

Invité

Paul Glavin, professeur de sociologie à l'Université McMaster

Écoutez

Hé-coutez bien! Épisode 4 - Les gagnants et les perdants de l'économie à la demande - Transcript

Vous êtes à l'écoute de Hé-coutez bien!, un balado de Statistique Canada où nous faisons la connaissance des personnes derrière les données et découvrons les histoires qu'elles révèlent. Je suis votre animatrice Alexandra.

Alexandra Bassa : Avez-vous déjà entendu parler de l'économie à la demande?

Si vous avez déjà utilisé un service de covoiturage comme Uber ou Lyft ou encore si vous avez déjà embauché un pigiste par l'entremise d'une plateforme en ligne, vous avez participé à l'économie à la demande et avez embauché un travailleur autonome.

Les emplois à la demande sont des emplois rémunérés qui n'entrent pas dans le cadre de la relation traditionnelle employeur-employé. Le travail à la demande peut consister à compléter de petites tâches, comme des corvées ou des courses, ou des contrats à court-terme ou à long terme. Certains travailleurs indépendants font partie de l'économie à la demande ainsi que les travailleurs sur demande qui sont généralement engagés pour des tâches spécifiques à travers des plateformes en ligne, comme Uber ou TaskRabbit.

L'économie des plateformes est l'une des branches de l'économie à la demande. Pour en savoir plus, nous avons parlé à Paul Glavin.

Paul Glavin : Je suis le Dr Paul Glavin, professeur agrégé de sociologie à l'Université McMaster.

Alexandra Bassa : Comment définiriez-vous l'économie des plateformes?

Paul Glavin : Eh bien, dans son sens le plus large, l'économie des plateformes est l'activité économique qui est réalisée par l'intermédiaire d'une plateforme, qui est généralement une plateforme en ligne, mais je dirais que le secteur de l'économie auquel on porte le plus d'attention en ce moment est les plateformes de travail numériques qui sont [...] qui permettent de jumeler des clients d'un service en particulier à un bassin de travailleurs disponibles. Il s'agit de plateformes comme Uber, Instacart, Fiverr, et elles sont responsables de la plus grande part de la croissance du travail à la demande au cours de la dernière décennie.

Alexandra Bassa : Et avez-vous une idée du pourcentage des Canadiens qui travaillent à partir de plateformes?

Paul Glavin : Eh bien, nous en apprenons encore beaucoup sur ce sujet, en raison des différentes définitions du phénomène. Dans mes propres travaux cependant, j'ai observé qu'environ 13 % des Canadiens ont déclaré avoir trouvé du travail par l'intermédiaire d'une plateforme de travail numérique au cours du mois précédent.

Mais il s'agit d'une enquête réalisée auprès des Canadiens en septembre 2019. Donc tout juste avant la pandémie. Un an plus tard, nous avons mené l'enquête de nouveau et un pourcentage légèrement plus faible, mais semblable, assez semblable, a déclaré avoir fait du travail à partir de plateformes.

Alexandra Bassa : Entre 2005 et 2016, la proportion des travailleurs à la demande au Canada est passée de 6 % à environ 8 à 10 %. Il faut cependant se rappeler qu'on ne peut pas comparer les données de Statistique Canada directement avec celles de Paul, parce que le travail à la demande englobe de nombreux types de travail, tandis que Paul nous parle uniquement des personnes qui travaillent à partir de plateformes.

Donc, pour moi, lorsque j'entends parler du travail à partir des plateformes, je pense aux gens qui conduisent pour de grandes plateformes de covoiturage, comme Uber. Est-ce que c'est nécessairement le cas?

Paul Glavin : Eh bien, nous avons tendance à penser à Uber en premier, n'est-ce pas? Parce que Uber est reconnu pour avoir popularisé le modèle du travail à partir de plateformes, mais le nombre de plateformes qui offrent un large éventail de services est toujours croissant, et peut même offrir des services ou des occasions d'emploi auxquels les travailleurs peuvent accéder avec beaucoup plus de facilité. Uber et Lyft exigent d'avoir un accès à un véhicule, ce qui peut poser un obstacle à l'entrée. Donc, il y d'autres types de travail à partir de plateformes qui sont en pleine croissance à mon avis. Surtout pendant la pandémie comme la livraison de repas, le télétravail à partir d'une plateforme en ligne. Et je crois que leur prévalence augmente au moment même où les services de voiturage sont sans doute considérés comme moins sécuritaires du point de vue des travailleurs et également des passagers.

Alexandra Bassa : Les travailleurs à la demande sont présents dans plusieurs domaines et industries. Une étude de Statistique Canada menée en 2019 a montré que le domaine des arts, de la culture, des sports et des loisirs avait la plus grande proportion de travailleurs à la demande, suivie du domaine de la santé puis du domaine des ventes et des services. Les Canadiens dont la profession principale était dans l'industrie de la fabrication et des services d'utilité publique étaient moins susceptibles d'être des travailleurs à la demande.

Alexandra Bassa : Pourriez-vous nous en dire un peu plus des personnes qui travaillent dans l'économie à la demande? Est-ce qu'il y a des distinctions importantes dans les catégories de travailleurs ou bien est-ce que ces travailleurs sont quand même assez semblables?

Paul Glavin : Non, c'est un groupe assez diversifié de travailleurs qui font du travail à partir de plateformes. Pour certains, il s'agit de leur emploi principal, mais c'est seulement le cas pour un faible pourcentage. Pour bon nombre, il s'agit d'un second emploi qui vient compléter leur emploi principal. Et dans cette catégorie, il y a assez,…c'est un groupe de personnes assez diversifié qui ont toutes sortes de motivations, n'est-ce pas? Certains le font seulement pour avoir plus d'argent à dépenser. D'autres le font parce que leur emploi principal n'est pas… leur revenu n'est pas suffisant. Et d'autres encore le font seulement pour avoir une certaine sécurité du revenu.

Alors, vous savez, il y a une grande diversité. Mais on observe certaines tendances qui indiquent que les jeunes travailleurs sont plus susceptibles de faire du travail à partir de plateformes. On constate que les mineurs, les minorités visibles et les immigrants récents au Canada sont plus susceptibles de faire du travail à partir de plateformes. Je crois que ces tendances témoignent probablement de certains des défis auxquels sont confrontés ces groupes pour tenter d'accéder à un emploi permanent plus régulier.

Et donc, le travail à partir de plateformes peut réduire les obstacles à l'entrée chez certains groupes de travailleurs, qui sont peut-être marginalisés, ou certains travailleurs qui sont depuis longtemps en marge, d'un emploi traditionnel.

Alexandra Bassa : En 2019, Statistique Canada a révélé qu'environ la moitié de tous les travailleurs à la demande occupaient également un emploi salarié, ou plusieurs. Ce qui signifie qu'ils ne comptaient pas seulement sur leur travail à la demande pour subvenir à leurs besoins. L'étude a également révélé que le travail à la demande était plus répandu chez les immigrants et les nouveaux arrivants que chez les personnes nées au Canada. En réalité, 10,8 % des travailleurs immigrants masculins qui étaient au Canada depuis moins de cinq ans étaient des travailleurs à la demande, comparativement à 6,1 % des travailleurs masculins nés au Canada.

Alexandra Bassa : Vous vous êtes penché sur la santé mentale des personnes qui travaillent à partir de plateformes. Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu sur vos constatations?

Paul Glavin : Oui. En effet, nous avons analysé plusieurs mesures de la santé mentale, dans notre étude des Canadiens qui travaillent à partir de plateformes et nous avons observé une tendance assez claire concernant leur bien-être. Comparativement aux travailleurs salariés et aux travailleurs autonomes traditionnels, les personnes qui travaillent à partir de plateformes ont déclaré des niveaux de dépression et d'anxiété plus élevés. Ils ont déclaré un plus profond sentiment d'impuissance dans leur vie et ils ont aussi déclaré se sentir plus seuls et isolés, ce qui est un important prédicteur de l'accès au soutien social, qui est très important pour, le bien-être. Fait important, cependant, ces pénalités, les pénalités au chapitre de la santé mentale semblaient être principalement subies par les personnes qui travaillaient à partir de plateformes comme emploi principal.

Donc, pour la majorité des personnes qui travaillent à partir de plateformes, nous n'avons constaté aucune différence majeure au niveau de leur santé mentale comparativement aux autres travailleurs et aux autres régimes d'emploi.

Alexandra Bassa : Le travail et les préoccupations financières étaient les principales sources de stress chez les Canadiens âgés de 18 ans et plus en 2019.

Vous avez aussi parlé de stress et de détresse. Avez-vous une idée des causes possibles de cette détresse chez les personnes qui travaillent à partir de plateformes. Quelle en est la source?

Paul Glavin : Oui, il semble y avoir eu un certain nombre de facteurs en cause. En premier lieu, les personnes qui travaillent à partir de plateformes ont déclaré des niveaux plus élevés de difficultés financières comparativement aux autres travailleurs. Et nous savons que la pression financière est une source de stress très importante dans la vie qui nuit à la santé physique et mentale.

Maintenant, nous ne savons pas si ces difficultés financières ont découlé du travail à partir de plateformes ou du fait que les gens qui étaient en difficulté financière ont eux-mêmes choisi le travail à partir de plateformes. Alors, c'est quelque chose que nous devrons examiner plus en détail à l'avenir. Nous avons aussi observé des niveaux plus élevés de conflits travail-famille chez les personnes qui travaillent à partir de plateformes.

Et c'était quelque peu surprenant, car il y a un discours concernant le travail à partir de plateformes selon lequel ce type de travail offre à un travailleur la souplesse nécessaire pour choisir à quel moment il accomplit son travail, pendant combien de temps il travaille. Et nous avons en réalité découvert que, oui, les personnes qui travaillent à partir de plateformes ont effectivement déclaré avoir davantage la possibilité d'aménager leur horaire, mais cela ne semble pas les avoir aidés à concilier leur travail et leur vie familiale.

En fait, malgré cette ressource, on appelle cette flexibilité une ressource d'emploi dans la documentation sur le travail et la santé mentale.

Comme ressource d'emploi, cette souplesse ne semble pas les avoir aidés à concilier leur travail et leur vie familiale.

Et il y a là encore plusieurs possibilités, comme les difficultés financières, il se pourrait que nous envisagions un groupe de travailleurs qui avaient du mal à concilier travail et famille dans leur carrière ou leur emploi précédent. Et ils ont adopté le travail à partir de plateformes en raison de la souplesse que celui-ci offre. Et donc nous observons que ce groupe choisit lui-même ce type de travail.

Il est aussi possible par contre que le travail à partir de plateformes ne soit pas aussi compatible avec la vie familiale qu'on pourrait le penser. Si on examine les données qualitatives qui ressortent des entretiens menés avec des personnes qui travaillent à partir de plateformes, on voit souvent les conducteurs de services de voiturage, les livreurs, même les pigistes en ligne dire que, même si ils peuvent en principe se brancher quand ils veulent et arrêter de travailler quand ils le veulent, leurs heures de travail sont en réalité plus souvent dictées par des facteurs externes comme la demande du marché pour leurs services.

D'accord? Alors, vous savez, si vous êtes un conducteur de service de voiturage, vous devez travailler lorsque vos services sont en demande. Et vos services sont généralement en demande les soirs et les fins de semaine, ce qui n'est pas compatible avec la vie familiale. Si vous êtes un pigiste à distance, vous pouvez avoir des clients étrangers et, dans ce cas, vous devez peut-être travailler en fonction de leurs fuseaux horaires, qui est peut-être au beau milieu de la nuit.

Alors, même s'il existe je crois cette idée concernant la souplesse et le travail à partir de plateformes, je crois qu'il y a d'importantes contraintes pour plusieurs personnes qui travaillent à partir de plateformes, surtout celles qui veulent en faire leur emploi principal, parce qu'elles devront alors travailler 30 heures et plus pour ce faire... Et cette souplesse, elles pourraient alors ne pas pouvoir réellement en profiter en fonction de leurs préférences.

Alors oui, je crois que des questions se posent sur ce discours concernant la souplesse que nous devons examiner plus à fond.

Le dernier facteur que nous avons relevé mettait en jeu des niveaux plus élevés d'isolement ou de sentiment d'isolement et de solitude chez les personnes qui travaillent à partir de plateformes. Et nous savons que l'isolement social et la solitude sont problématiques pour le bien-être des travailleurs. Nous le savons certainement maintenant, avec la pandémie, et nous avons vu quels effet s ils peuvent avoir sur notre santé.

Et il semble que ce soit le cas. Les personnes qui travaillent à partir de plateformes peuvent se sentir plus isolées dans leur travail, n'est-ce pas? Elles font généralement leur travail seules de leur côté. Elles peuvent avoir très peu de contacts avec les autres personnes qui travaillent à partir de plateformes. C'est effectivement le cas. Elles peuvent en réalité être en compétition avec les autres personnes qui travaillent à partir de plateformes pour obtenir des mandats et leurs interactions avec les clients peuvent peut-être être assez limitées.

Et elles ont donc tendance à commencer à travailler en marge au sein des organisations. Et... même si elles pourraient dans certains cas solliciter l'aide d'autres personnes qui travaillent à partir de plateformes, nous savons que, par exemple, il existe des communautés en ligne pour les livreurs et les travailleurs des services de voiturage. Il s'agit de communautés qui offrent je crois, un soutien à titre d'information plutôt qu'un soutien social.

Et donc, je crois qu'il s'agit d'un type de travail qui entraîne nécessairement de l'isolement, s'il s'agit du travail qu'on fait comme emploi à temps plein.

Alexandra Bassa : Une étude de Statistique Canada menée en 2019 a révélé que les gains du travail à la demande de la majorité des travailleurs à la demande ne dépassaient pas 5000 $ par année. Le revenu médian net du travail à la demande s'élevait seulement à 4 303 $. Pourtant, pour plus d'un quart de ces travailleurs, les gains du travail à la demande représentaient l'ensemble de leurs gains annuels et plus de 89 % de leur revenu annuel total.

Le travail à la demande n'est pas réparti également dans l'ensemble des tranches de revenus au Canada. Le pourcentage des travailleurs à la demande dans les 20 % inférieurs de la répartition du revenu des particuliers était près de deux fois plus élevé que celui des travailleurs à la demande dans les 20 % supérieurs.

Alexandra Bassa : Alors, dans vos écrits, vous avez mentionné que les entreprises qui utilisent les plateformes peuvent utiliser les algorithmes de façon à nuire à l'autonomie des travailleurs? Qu'est-ce que vous vouliez dire par ça?

Paul Glavin : Eh bien, considérons un peu le concept de la gestion par algorithme. C'est lorsqu'une entreprise utilise des techniques technologiques pour gérer à distance le travail des travailleurs. Alors les plateformes de travail numériques gèrent généralement une main-d'œuvre qui est dispersée géographiquement.

Et elles ont peu de contacts directs avec leurs travailleurs. Alors elles s'appuient plutôt sur la collecte de données et la surveillance de leurs travailleurs pour automatiser la plupart des décisions de supervision. Ces décisions sont prises par des algorithmes logiciels. Ces algorithmes fonctionnent sans intervention humaine. Et ils peuvent être chargés de l'attribution de tâches particulières aux travailleurs, ils peuvent prendre des décisions relatives au niveau de rémunération, évaluer le rendement au travail et même congédier des travailleurs. Alors les algorithmes sont ce qui rend les plateformes de travail numériques aussi efficaces pour les services sur demande, dont nous bénéficions en tant que consommateurs. Mais ils occasionnent des problèmes pour les travailleurs. Des entretiens approfondis menés avec des travailleurs révèlent qu'il y a des défis à relever pour les travailleurs, leur autonomie et leur succès sur la plateforme.

Ces défis sont posés par ces algorithmes, n'est-ce pas? Donc, au départ, les règles de prise de décision sur lesquelles reposent ces algorithmes ne sont pas toujours connues du travailleur. Alors on ne sait pas toujours clairement pourquoi un travailleur peut se voir offrir un mandat bien rémunéré alors que les autres reçoivent des mandats moins attrayants. Et les travailleurs décrivent souvent dans les faits ces algorithmes comme des boîtes noires, n'est-ce pas?

Et cette transparence ou cette absence de transparence peut s'étendre à des choses comme des mandats précis. Nous avons entendu des livreurs se plaindre du fait qu'ils n'avaient pas les détails de l'emplacement d'un mandat avant d'accepter le mandat en question.

Et ça pouvait les amener à un voyage d'un bout à l'autre de la ville, par exemple, sur une grande distance. Et ce manque de transparence de l'information sur le mandat nuit aux travailleurs, n'est-ce pas? Ça nuit à leur capacité de prendre des décisions concernant l'emplacement des mandats et quels mandats accepter. Je crois qu'il est aussi compliqué pour les travailleurs de remettre en question les algorithmes, n'est-ce pas?

Leur compte pourrait être désactivé temporairement sur la plateforme. Si les scores moyens des évaluateurs n'atteignent pas un certain seuil. Alors avec un superviseur humain, le travailleur pourrait fournir le contexte d'une mauvaise évaluation. Peut-être que le client était en colère et a été injuste, mais les algorithmes tiennent rarement compte des circonstances atténuantes.

Il existe bien des procédures de grief, mais leur règlement peuvent prendre beaucoup de temps. Et en attendant, ce travailleur peut ne pas être en mesure de travailler. Alors on entend assez souvent des travailleurs se plaindre de se sentir à la merci d'un superviseur issu de l'intelligence artificielle froid et détaché. Et là encore, je crois que cela contredit le discours sur le travail à partir de plateformes qui permet de travailler de façon indépendante et sans supervision.

Alexandra Bassa : En 2019, 45 % des entreprises au Canada utilisaient une certaine technologie de pointe ou émergente et 6 % utilisaient l'intelligence artificielle.

Alexandra Bassa : Vous avez aussi parlé d'une idée, d'une certaine notion assez intéressante, celle de l'érosion du contrat social entre l'employeur et l'employé. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ça?

Paul Glavin : Oui. Je veux dire, nous en sommes témoins depuis des décennies, non? À bien des égards, lorsqu'on parle du travail à partir de plateformes, il s'agit de la prochaine étape dans un processus à plus long terme que certains appellent la précarisation du travail. Un processus par lequel on voit les occasions d'emploi permanent diminuer et les autres régimes d'emploi plus précaires augmenter, vous voyez?

Comme, essentiellement les contrats temporaires, les contrats à durée déterminée. Et ces régimes comportent nécessairement un affaiblissement du lien entre le travailleur et l'employeur, car ces derniers ne sont pas indéfiniment liés. Leur relation est temporaire. Et donc lorsque l'on pense au travail à partir de plateformes, c'est vraiment à mon avis la prochaine étape dans la précarisation du travail, plutôt que quelque chose de particulièrement novateur comme nous le voyons depuis quelque temps, mais on constate maintenant que les travailleurs n'ont pratiquement, ou ces personnes qui travaillent à partir de plateformes n'ont pratiquement aucun contrat avec la plateforme de travail numérique.

Alexandra Bassa : En 2018, plus de 1 employé sur 8 occupait un emploi temporaire. Environ six employés temporaires sur 10 travaillaient à temps plein, par rapport à près de neuf employés permanents sur 10.

Alors, pourquoi est-ce que c'est important de se préoccuper du fait qu'une personne soit employé salarié ou travailleur indépendant?

Paul Glavin : Il faut s'en préoccuper, car en vertu du droit du travail actuel, les entrepreneurs indépendants ne profitent pas de bon nombre des avantages et des protections auxquels les employés ont droit. Alors les lois du travail comme la Loi sur les relations de travail au Parlement visent des aspects comme le salaire minimum, les heures supplémentaires, les vacances, qui s'appliquent seulement aux employés.

Et si on est considéré comme un travailleur autonome, cela signifie aussi qu'on ne profite pas de certaines des protections en matière de santé et de sécurité auxquelles les employés ont droit. Alors le droit de refuser un travail dangereux, les inspections en milieu de travail, ceux-ci étant particulièrement importants. Et pendant la pandémie, nous avons vu comment la pandémie a mis en lumière certaines des vulnérabilités de ces travailleurs qui ne sont pas visés par les protections offertes à la main-d'œuvre. Et donc, étant donné que les personnes qui travaillent à partir de plateformes sont généralement considérées comme des entrepreneurs indépendants, cela a une incidence sur leurs droits, cela a une incidence sur le genre d'avantages auxquels elles ont accès.

Alexandra Bassa : En 2018, 15 % de la main-d'œuvre au Canada était composée de travailleurs autonomes. Un tiers des travailleurs autonomes ont indiqué l'indépendance, la liberté et le désir d'être son propre patron comme raison pour laquelle ils étaient travailleurs autonomes.

Et que pensez-vous du fait que certaines personnes considèrent le travail à partir de plateformes comme une forme d'entrepreneuriat?

Paul Glavin : Je crois que je demanderais ce que l'on entend par entrepreneuriat? L'entrepreneuriat n'est pas nécessairement une chose facile à définir, mais si on adopte un point de vue économique, l'entrepreneuriat renvoie généralement à une activité dans le cadre de laquelle une personne travaille pour son propre compte, assume le risque associé aux initiatives qu'elle prend, mais profite aussi du rendement de ces initiatives.

Dans quelle mesure cette définition s'applique-t-elle au travail à partir de plateformes? Dans une certaine mesure, je crois qu'elle s'y applique pour certains travailleurs à la pige qui exercent leurs activités en ligne et qui peuvent établir leurs propres tarifs et sont libres de choisir entre les clients. Je crois que dans ce cas c'est de l'entrepreneuriat. Seulement, je ne suis pas certain qu'elle s'applique à d'autres types de plateformes de travail pour lesquelles, je crois, d'importantes contraintes sont exercées sur l'autonomie et la façon de travailler. Et s'ils ne sont pas en mesure d'établir leurs tarifs, si ces derniers sont dictés par l'algorithme de la plateforme, s'ils risquent la désactivation de leur compte, s'ils n'acceptent pas un certain pourcentage de mandats, s'ils n'obtiennent pas tous les renseignements à propos des mandats, cela ressemble davantage à un employé qu'à un entrepreneur, à mon avis, mais c'est ça c'est l'intérêt de ce débat.

La réponse à cette question n'est pas toujours évidente et peut varier selon le type de plateforme de travail numérique.

Paul Glavin : La question de la définition du travail à partir de plateformes en tant qu'entrepreneuriat est controversée je crois, en partie parce que, oui, elle peut s'appliquer à certaines personnes qui recherchent la liberté et l'indépendance, mais je crois aussi que nous commençons à donner à ce terme entrepreneuriat une signification qui en dit souvent plus sur la résilience d'une personne face à l'incertitude et la précarité.

Et je ne suis pas certain que ce type d'entrepreneuriat est nécessairement avantageux. Alors nous pourrions avoir des gens qui effectuent du travail à partir de plateformes en pensant qu'ils sont des entrepreneurs, mais sans pouvoir en tirer les avantages. Et je participe à des travaux de recherche préliminaires en ce moment qui examinent la façon dont les personnes qui travaillent à partir de plateformes évaluent leur statut social.

Donc pour établir des mesures du statut social subjectif, on demande aux gens de s'autoévaluer sur une échelle de 1 à 10, où 10 correspond aux personnes qui ont les meilleurs emplois, la meilleure formation, le revenu le plus élevé. Et on constate en réalité que les personnes qui travaillent à partir de plateformes ont une meilleure évaluation de leur statut social comparativement aux travailleurs salariés. Cette évaluation est semblable à celle des travailleurs autonomes traditionnels. Alors je crois que des données indiquent qu'ils se jugent différemment. Cependant, lorsque nous avons demandé où ils se voyaient dans 10 ans sur cette échelle, la plupart des travailleurs se voyaient monter cette échelle, vous voyez? Ils se voyaient la remonter. Mais les personnes qui travaillent à partir de plateformes, en fait, sont moins optimistes à propos de leur mobilité. Donc ils déclarent dans les faits moins de mobilité et d'attentes concernant leur mobilité comparativement aux travailleurs salariés. Alors nous avons une dynamique intéressante selon laquelle ils se donnent une très bonne autoévaluation, de leur situation actuelle par rapport aux autres travailleurs, mais ils semblent pessimistes concernant leurs perspectives de mobilité sociale.

Et d'une certaine façon, ils pensent que, on le voit, ils adoptent l'idée de l'entrepreneuriat, mais ils connaissent aussi très bien les défis qui sont associés au travail à partir de plateformes pour le maintien des possibilités économiques.

Alexandra Bassa : Pour la plupart des travailleurs à la demande, le travail à la demande n'était qu'une activité temporaire.

Environ la moitié de ceux qui ont commencé un travail à la demande au cours d'une année donnée n'avait aucun revenu de travail à la demande l'année suivante. Cependant, une part non-négligeable des personnes ayant commencé un travail à la demande, environ le quart, sont demeurées des travailleurs à la demande pendant au moins trois ans ou plus.

Alexandra Bassa : Une étude de Statistique Canada a révélé que la taille de l'économie à la demande est passée de 6,0 % en 2008 à 6,8 % en 2009, alors que certains de ceux qui avaient perdu leur emploi salarié pendant la récession ont été poussés au travail autonome.

Croyez-vous qu'il est possible que la pandémie cause une autre tendance semblable?

Paul Glavin : Je crois que c'est une possibilité. Je veux dire, nous verrons, à mesure que les mesures de soutien du revenu commenceront à prendre fin, cela pourrait se produire. Je crois que les gens pourraient chercher ce type de travail pour compléter les heures de travail insuffisantes dans leur emploi principal. Ou s'ils ont du mal à trouver un emploi régulier, ils pourraient alors se tourner vers le travail à partir de plateformes.

La Prestation canadienne d'urgence (PCU) a fourni un coussin de sécurité. Les travailleurs pourraient aussi simplement avoir de nouvelles valeurs professionnelles. Aujourd'hui, en raison de la pandémie, il y a beaucoup de discussions à ce sujet et en ce qui concerne la souplesse de plus en plus recherchée. Le désir croissant de pouvoir travailler de la maison. Alors certains types de travail à partir de plateformes, mais aussi le travail à distance en ligne depuis le domicile.

Ce type de travail devient plus attrayant en raison de la pandémie. Mais je crois que, oui, il pourrait y avoir une incitation économique selon la situation de l'économie, tandis que la pandémie se poursuit.

Alexandra Bassa : Est-ce que l'économie à la demande joue un rôle dans l'accroissement des inégalités?

Paul Glavin : Je crois qu'il faut être prudent et ne pas trop jeter le blâme sur l'économie de plateforme. Là encore, je crois que son avènement pourrait être un symptôme de l'accroissement des inégalités, comme vous l'avez mentionné, en lien avec la grande récession.

Ce n'est pas le fruit du hasard, selon moi, qu'on ait assisté à la croissance du travail à partir de plateformes après, au lendemain de la grande récession. Et je crois que sa croissance au cours de la dernière décennie pourrait plutôt être une réaction des travailleurs aux options tout simplement inadéquates du travail salarié. Alors on lui accorde beaucoup d'attention. Ce modèle de travail à partir de plateformes reçoit l'attention des consommateurs, des travailleurs et aussi des autres entreprises qui veulent réduire les coûts de main-d'œuvre. Mais je crois que ce sont des problèmes auxquels sont en réalité confrontés les personnes qui travaillent à partir de plateformes ou auxquels les travailleurs font face depuis longtemps et qui sévissent depuis longtemps. Alors je crois que, d'une certaine façon, le travail à partir de plateformes est le prolongement de ce qui se passe depuis des décennies. Et qu'il peut certainement peut-être accentuer cette tendance. Mais je crois qu'il n'en est pas l'origine.

Alexandra Bassa : Les perspectives d'avenir des jeunes Canadiens continueront d'être façonnées par de nombreux facteurs, y compris l'économie à la demande. Des travaux récents de Statistique Canada ont examiné les débouchés des jeunes, du point de vue des tendances de la mobilité intergénérationnelle du revenu. Ceux-ci révèlent que la corrélation entre le rang du revenu d'un enfant à l'âge adulte et celui de ses parents suit une tendance croissante. Ce qui signifie que votre revenu à l'âge adulte est de plus en plus influencé par le revenu de vos parents lorsque vous étiez enfant. Cette diminution de la mobilité du revenu entre les générations, combinée au degré croissant d'inégalité du revenu chez les parents, soulève des inquiétudes particulières quant aux perspectives à long terme des Canadiens à faible revenu.

Qui sont les gagnants et les perdants de l'économie à la demande?

Paul Glavin : C'est une bonne question. Je crois que ce sont d'abord et avant tout les consommateurs qui sont les gagnants. Je pense que si nous devions revenir 20 ans en arrière, l'idée que nous pourrions éventuellement nous faire livrer des repas au beau milieu de la nuit, en 30 minutes et à un prix raisonnable nous aurait fait rire. Et je crois que c'est vraiment bien pour les consommateurs. Je crois qu'il y a des gens, des gens qui pensent que nous profitons vraiment de services pratiques et rapides qui ne témoignent pas du coût véritable, n'est-ce pas? Et le coût de ces services est donc, est subventionné par le capital des risques associés aux plateformes ou les faibles salaires des personnes qui travaillent à partir de ces plateformes. Mais inévitablement, sans aucun doute, les consommateurs en sont les gagnants.

Quant aux travailleurs, je crois qu'il y a des gens qui en profitent, ceux dont les compétences sont en demande, en particulier les pigistes en ligne qualifiés. Je crois qu'ils profitent de la clientèle élargie que ces plateformes fournissent. Je crois que pour ceux qui veulent seulement avoir un petit revenu d'appoint dont ils ne dépendent pas vraiment, un travail auquel ils s'intéressent peut-être davantage, c'est quelque chose comme un passe-temps. Je crois que c'est particulièrement utile pour ceux qui pensent peut-être partir à la retraite et que c'est une façon, vous savez, de faire progressivement la transition vers la retraite qui pourrait être avantageuse. Et certainement pour ceux qui, comme je l'ai mentionné, qui ont du mal à obtenir un emploi à temps plein, peut-être les personnes en situation de handicap ou les jeunes travailleurs qui ont moins d'expérience, je crois que c'est avantageux pour un bon nombre d'entre eux.

En même temps, je me demande s'il serait plus avantageux pour ces groupes de simplement avoir accès à un emploi stable et sûr qui leur offrirait cette souplesse. Les perdants, je crois, sont ceux qui deviennent dépendants de ce régime de travail pour leur revenu d'emploi à temps plein.

Je ne crois pas que leur modèle de travail permette de répondre aux besoins des travailleurs à temps plein. Je ne crois pas qu'il permette de répondre aux besoins financiers. Je ne crois pas qu'il permette à ces groupes de bien assumer leurs obligations familiales, car on peut s'interroger sur le degré de souplesse qu'il offre réellement. Et donc à l'heure actuelle, nous nous penchons sur un faible pourcentage qui fait ce travail comme emploi principal.

La grande question est de savoir si ce régime de travail augmentera chez ce groupe en particulier.

Alexandra Bassa : L'accès à un emploi stable et sûr est très important, surtout en ce moment. Un emploi à triple protection est un emploi qui n'a pas de date de fin prédéterminée, qui présente un faible risque d'automatisation et qui permet de faire face aux pandémies. En 2019, avant la pandémie de la COVID-19, deux employés sur 5 âgés de 18 à 64 ans occupaient un emploi à triple protection.

Et comment est-ce qu'on peut en savoir plus au sujet de vos travaux?

Paul Glavin : Des mises à jour sur mes travaux sont présentées sur le site Web du Département de sociologie de l'Université McMaster. Je participe aussi à une étude en cours appelée l'étude canadienne sur la qualité du travail et la vie économique. Cette étude est dirigée par l'Université de Toronto, en collaboration avec l'Université McMaster et d'autres établissements d'enseignement au Canada, et nous suivons le travail, la famille et la santé des Canadiens pendant la pandémie.

Et nous avons un site Web qu'on peut facilement trouver du même nom que l'étude canadienne sur la qualité du travail et la vie économique.

Alexandra Bassa : Merci beaucoup pour votre temps, c'était vraiment très, très intéressant.

Paul Glavin : Merci Alexandra.

Alexandra Bassa : Vous étiez à l'écoute de Hé-Coutez bien. Merci à notre invité, le professeur Paul Glavin.

Vous pouvez vous abonner à cette émission là où vous obtenez vos balados. Vous pourrez également trouver la version anglophone de notre balado, appelée Eh Sayers. Merci de nous avoir écouté et à la prochaine!